La créature avait pris la main de Jeanne, aussitôt, ils disparurent, laissant à leur place à peine une trace sur le sol, un genre de spirale déjà presque effacée.

Gédéon rentra ce soir-là un peu plus tard que d’habitude. Au bureau, André le boss lui avait demandé de rester pour qu’ils puissent revoir un devis.

 Youhou, ma Jeanne, tu ne me réponds plus au téléphone ? Je t’ai appelé trois fois. J’étais retenu... Bin !!

Gédéon s’était attendu à trouver son épouse assise comme tous les soirs devant sa radio à l’attendre, mais elle n’était pas là. Il appela encore la cherchant dans toutes les pièces. Le chat dormait sur le lit, indifférent à l’inquiétude grandissante de son maitre.

Il réfléchit fébrilement. Les idées les plus sombres venaient à son esprit. Jeanne avait eu un malaise, elle était partie à l’hôpital ! Il pensa à Georges le voisin, toujours à l’affut de ce qui se passe dans le quartier. Il le trouva en effet, malgré l’heure tardive, le nez pratiquement collé à la vitre de sa fenêtre. Gédéon sonna et il vit à travers la fenêtre que le voisin sursautait, ce qui n’augurait rien de bon. Il entendit un remue-ménage dans la maison et au bout d’un moment George lui ouvrit la porte. Georges, le voisin mal réveillé était assez grand et plutôt gros. Ancien rugbyman aux honnêtes performances, il avait laissé le temps enrober de gras ses muscles de sportif. Il s’exprima d’une voix pâteuse. Gédéon fut confirmé dans l’idée qu’il venait de surprendre son voisin endormi contre la vitre de sa fenêtre.

 Salut, Georges, il se serait passé quelque chose dans la rue aujourd’hui du côté de chez moi ? Tu n’aurais pas vu Jeanne sortir ?

 Mais non, euh, attend, non, non rien...

 Tu es sur, tu étais en train de dormir là ?

 Oui, justement, je me demande si je n’ai pas rêvé quelque chose.

 Quoi donc ?

 Rien, un rêve idiot, justement je voyais Jeanne qui ouvrait la porte, elle sortait et elle disparaissait comme ça dans l’air, tu vois c’était un rêve.

 Un rêve, tu es sur ? Il y avait quelqu’un d’autre ?

 Non, personne...Enfin si, un truc, un genre de capsule de film de science-fiction dans nuage lumineux plutôt joli d’ailleurs ! mais tu vois, c’est des conneries, je dormais, cela m’arrive quand j’ai trop fait la fête la veille. Hier c’était l’anniversaire de Poilu mon pote de rugby, il a attrapé soixante dans la gueule et ça lui a fait mal, il est complètement cramé, quarante ans d’usine, tu t’imagines s’qu’on a rigolé !! y’avait aussi Jeannot un autre rugbyman il est devenu livreur de pizza ! Il pédale pour livrer des p’tits cons qui ont la flemme de se faire cuire des nouilles. Enfin, ça lui fait du boulot. Il lui reste encore cinq ans à tirer pour se reposer. S’il n’est pas mort avant ! Il a des rhumatismes partout, en vélo ! à moi la peur ! asthmatique depuis toujours et il crache ses poumons dès qu’il pleut ! t’imagines ?

Gédéon n’écoutait pas, ce pauvre Georges était cuit lui aussi...Il rentra chez lui et se décida à appeler la police et les hôpitaux. Il n’eut aucune réponse décisive, on lui dit d’attendre un peu qu’elle allait revenir. Quand il disait qu’elle était non voyante, il avait droit à un petit silence navré.

La soirée passa dans l’inquiétude. Il voulut appeler tous leurs amis, mais il réalisa avec effroi qu’ils n’en avaient pas ! la mère de Jeanne éluda la question et lui dit qu’elle n’avait pas le temps. Il faut dire que la pauvre Jeanne ne fréquentait pas beaucoup sa mère qui l’évitait soigneusement.

Dans un soupir Gédéon finit par s’endormir sur le canapé. Bientôt il se réveilla en sursaut. Il transpirait. Il avait fait un rêve étrange où il voyait sa Jeanne sur une planète où elle dansait et chantait avec d’autres Jeannes ! En effet, toutes les créatures autour d’elle avaient la même apparence. Petites blondes, les cheveux raides, le teint pâle et un visage enfantin. Leurs mouvements aériens soulevaient un nuage léger de plumes blanches. Par contre, elles paraissaient toutes posséder parfaitement la vue. Quand il s’éveilla, il éternua et une petite plume s’envola à ses côtés.

Gédéon n’en revenait pas, il contemplait avec incrédulité la plume blanche issue toute droite de son rêve. Il pensa qu’elle venait sans doute d’un des oreillers de Jeanne quand il se souvint qu’elle était allergique à la plume ! Tous les oreillers de la maison étaient garnis de mousse synthétique.

Cette découverte le laissa abasourdi. Son cerveau refusait de réfléchir. Quand une idée horrible lui traversa l’esprit. Sa Jeanne était morte et elle était à présent avec les anges au Paradis ! Il ne la reverrait plus jamais ! Quelques larmes le submergèrent quand il leva les yeux, il vit quelque chose de profondément étrange :

Devant lui la plume se tenait toute droite immobile dans l’air. Sidéré, il laissa s’échapper de sa bouche un simple :

 Ho !