Portraits des « Cockleshell Heroes », les héros du silence

Ils ne sont que dix, issus du Royal Marines Boom Patrol Detachment, une unité spéciale de la Royal Navy, à se lancer dans l’opération. Ces hommes, triés sur le volet pour leur endurance, leur capacité à naviguer silencieusement en kayak et leur sang-froid, ont entre 20 et 30 ans. Le commandement de la mission revient au major Herbert "Blondie" Hasler, figure emblématique du raid. À ses côtés, le marine Bill Sparks joue un rôle crucial. Ces hommes sont surnommés les Cockleshell Heroes par la presse britannique après la guerre, en référence au nom de code « Cockle » donné à leurs canoës biplaces.

Les soldats savent qu’ils partent pour une mission quasiment suicidaire. Leur courage est forgé par un sens du devoir inébranlable et une détermination sans faille à nuire à l’effort de guerre ennemi. Leur embarcation ? Des kayaks pliables et silencieux, qu’ils manœuvrent de nuit, surnommés "coques de noix" tant ils paraissent fragiles dans l’immensité de l’estuaire de la Gironde.

Du Médoc à Bordeaux : une épopée audacieuse

Le 7 décembre 1942, le sous-marin britannique HMS Tuna approche discrètement les côtes du Médoc, au large de Montalivet. Il transporte les cinq kayaks biplaces et leurs dix occupants. Dans la nuit du 7 au 8 décembre, seuls quatre kayaks parviennent à l’eau : l’un est endommagé au lancement, l’autre disparaît rapidement dans les courants violents de l’estuaire.

Les commandos entament alors une remontée silencieuse de la Gironde sur près de 100 km, pagayant de nuit et se cachant de jour. Après quatre nuits d’efforts exténuants, ponctués de passages périlleux entre les patrouilles ennemies et les filets anti-sous-marins, deux équipes parviennent à pénétrer dans le port de Bordeaux. Dans la nuit du 11 décembre, ils fixent des mines magnétiques sur les coques de plusieurs navires allemands, provoquant d’importantes explosions et la destruction de cinq cargos.

Mais le prix à payer est lourd : sur les dix hommes partis, seuls deux survivent. Hasler et Sparks parviennent à fuir en direction de l’Espagne avec l’aide de la Résistance française. Les autres sont capturés ou tués. Parmi eux, six sont exécutés sommairement par les Allemands, en violation des conventions de Genève.

Répercussions locales : un port sous tension

À Bordeaux, l’impact de l’opération est immédiat. Le port, vital pour les convois allemands reliant la France à l’Afrique du Nord et aux bases sous-marines de l’Atlantique, voit son activité fortement perturbée. Les Allemands renforcent la surveillance du fleuve et intensifient les contrôles. Le succès de Frankton montre la vulnérabilité des installations portuaires et incite les Alliés à envisager d’autres actions de sabotage en zone occupée.

Si l’action est peu relayée à l’époque, guerre oblige, elle suscite, après la libération, l’admiration et le respect dans la région. Certains habitants du Médoc et de l’estuaire, qui ont aidé ou vu passer les commandos, témoignent plus tard de leur sang-froid et de leur courage silencieux.

Un devoir de mémoire toujours vivant

Aujourd’hui encore, la mémoire des "héros de la coque de noix" est honorée des deux côtés de la Manche. En mars 2011, un monument commémoratif est inauguré à la Pointe de Grave, au Verdon-sur-Mer, là où les commandos ont débarqué. D’autres plaques ont été apposées dans la région, notamment à Montalivet, Royan, Saint-Georges-de-Didonne et Cessac. Un sentier mémoriel, la "Frankton Trail", permet de suivre leur parcours depuis le littoral médocain jusqu’aux environs de Bordeaux.

Le musée de la Résistance à Bordeaux, le Centre National Jean Moulin, tout comme plusieurs expositions temporaires organisées au musée Mer Marine, évoquent régulièrement l’opération Frankton. Outre-Manche, un film britannique "The Cockleshell Heroes (1955)" immortalise l’opération. Le récit de Bill Sparks, recueilli dans ses mémoires, fait partie des témoignages précieux permettant de comprendre l’humanité et la détermination de ces hommes.

Une reconnaissance tardive mais indélébile

Longtemps restée dans l’ombre des grandes opérations militaires, l’opération Frankton connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Elle symbolise l’ingéniosité, le courage et le sacrifice d’hommes peu nombreux mais déterminés à frapper un coup décisif contre l’occupant nazi. Dans la mémoire collective de la région, l’histoire de ces héros discrets enrichit le patrimoine local et rappelle le prix payé pour la liberté.

Alors que l’Europe commémore les 80 ans de la Libération, l’épopée des commandos de Frankton résonne comme un appel à ne jamais oublier les gestes héroïques accomplis dans l’anonymat, parfois au péril de tout. Les « coques de noix » ont laissé une empreinte bien plus solide qu’il n’y paraît sur les eaux de la Gironde.