Pour l’heure, le stade, parfaitement vide étale dans le silence son ambiance de cathédrale. Un gardien est là, discret, prêt à dissuader quiconque voudrait d’une façon inappropriée gambader sur cette pelouse d’un beau vert de victoire dont une partie se réchauffe sous des lampes.
Mais ce qui se passe est ailleurs, en bordure du stade, à l’endroit même où les jours de compétition, certains heureux spectateurs peuvent suivre le match tout en dégustant des mets de choix et en sirotant diverses boissons de bons crus. Je veux parler des loges. Ce lieu abrité, clair, feutré, à l’acoustique parfaite et aux belles colonnes bleues, est aujourd’hui le lieu de réunion de ceux qui nous font voir la vie en dorée, qui organisent des « événements » qualifiés parfois d’éphémères ; les rassemblements, les mariages, les vacances…je veux parler des traiteurs, des hôtels, des châteaux et de tous ceux qui, si la fortune nous sourit un peu, vont se mettre en quatre pour nous offrir un moment où nous nous sentirons un peu comme des princes.

Anthony donne des explications

J’aperçois une console de cuisine en bois ornée d’une colonne en verre, remplie de bouchons de liège où deux chefs, Sophie et Anthony, accueillent aimablement ceux qui souhaitent s’abreuver à leurs connaissances culinaires.
Je suis adoubée par un homme très affable qui dépose sur ma tête une toque de cuisinier. J’ai droit à un tablier en cellophane qui comme les gants de chirurgien est à usage unique. On ne plaisante pas avec l’hygiène chez Arom.
Les deux jeunes chefs n’ont pas été choisis uniquement sur leur charisme, ils sont en plus convaincants et bien coordonnés quand il s’agit de nous inculquer leur savoir-faire. Sophie plante ses grands yeux bleus sur nous et nous annonce que nous allons confectionner un « ceviche » une recette venue du Mexique, mais légèrement revisitée par nos chefs.

Nous sommes quatre apprenties et nous suivons avec attention les directives. Anthony nous tend un morceau de ce qui fut, il n’y a pas si longtemps, un saumon, et qui pour l’heure, n’est plus qu’une portion de chair rose orangé (…saumon). J’apprends comment en détacher la peau sans anéantir cette bête, qui a déjà suffisamment souffert. Pour cela, Anthony distribue à chacune, un couteau formidable qui n’est pas sans me faire penser à celui d’un autre Anthony, Perkins celui-là, qui dans le film Psychose massacrait cette pauvre Janet Leigh. Nous lacérons le poisson pour finalement en faire une brunoise, par ce joli nom, notre chef beaucoup plus pacifique que son homonyme nous explique qu’il s’agit de réaliser des petits carrés réguliers qui seront du plus bel effet dans nos terrines. Sophie prend le relai. Elle nous dévoile quelques secrets de chef et notamment une façon simple efficace et surtout rapide de dénoyauter un avocat…

Sophie montre la technique

Nos deux jeunes chefs agrémentent leurs démonstrations de détails qui nous font voyager dans l’espace et le temps, passant des douceurs tièdes de l’Amérique du Sud, à la cuisine de Louis XIV et de son chef Vattel qui ne suiciderait plus aujourd’hui pour une question de réfrigération (cela grâce à notre technologie) mais qui aurait certainement son émission de télévision.
Je ne vous donnerai pas la recette complète, mais sachez qu’il vous faudra, entre autres ; des darnes de saumon cuit au citron et légèrement fumé, un avocat, une pomme verte pour sa saveur acidulée et un quart de banane, des graines germées de cumin et un extrait de fruit de la passion. Mais encore ; des graines de popcorn à l’huile de truffe, des mini croutons tendres, etc.
Et puisque, comme en amour, l’esthétique compte autant que le goût, nous apprenons à donner à notre sauce, une admirable forme de quenelle à l’aide de cuillères. La dextérité de nos chefs et de mes camarades me fait croire pendant quelques instants à la facilité d’une telle manœuvre. Erreur ! Ce qui devait être au final un délicat monticule prêt à surmonter ma préparation devient une chose molle et informe. Je me contenterai donc du goût…
La science vient mettre une touche finale d’étrangeté à notre recette, quand Sophie baigne les terrines dans un bain de glace carbonique arrosée d’eau tiède ce qui déclenche une vapeur diffuse qui rafraîchit la composition.
Dans son verre arrondi, mon ceviche est enfin prêt à être dévoré.
Tout à coup, un doute m’effleure, le five o’clock de la pendule me rappelle qu’il est plutôt l’heure du thé, mais je ne vais pas reculer maintenant ! Si près du but !
Alors je m’exécute et je le déguste avec un plaisir certain.