Bordeaux
A l’aube du vingtième siècle, dans une ville de Bordeaux peu sensible aux charmes de l’Art nouveau, esthétique certainement un peu trop exubérante pour des girondins répugnant à tout excès, les architectes locaux se sont permis d’interpréter l’orthodoxie académique, faisant ainsi naître dans notre ville un Art nouveau qualifié d’indépendant.
Henry Baronnet-Frugès
Homme d’affaires par nécessité, Henry Frugès fut certainement un artiste contrarié qui trouva toujours dans le quotidien du temps à consacrer à sa passion pour l’art. Sa connaissance de l’art était sans nul doute très supérieure à celle du bourgeois bordelais moyen. Pourfendeur des peintres contemporains il revendique sa fidélité aux lois de la beauté : « Être figuratif, sociable, intelligible en tout » parce que le tableau « veut dans sa structure l’accord harmonieux, l’équilibre agréable des lignes et des couleurs ; dans sa composition, une unité d’effet ». Excellent aquarelliste, il s’intéressa aux pratiques médiévales de la peinture à l’œuf et des fonds d’or. Bon pianiste, il écrivit un volumineux Essai sur les modes musicaux. Une de ses compositions fut jouée par les concerts Colonne sans obtenir de succès. Sa collaboration avec Le Corbusier ne fut qu’une expérience appropriée au monde ouvrier. Pour lui-même, il est resté attaché à la tradition du luxe bourgeois tout en souhaitant rompre avec le « bon ton bordelais ».
- Hôtel Frugès Bordeaux
- Intérieur Maison Frugès à Bordeaux
C’est dans ce contexte, entre 1913 et 1927 que le riche industriel bordelais Henry Baronnet-Frugès fit transformer le vieil hôtel Davergne, place des Martyrs de la Résistance pour en faire sa demeure. Epris de culture, l’érudition de cet esthète va se concrétiser et apparaître dans la transformation de cet hôtel dont il confia la direction à son ami, l’architecte Pierre Ferret.
En ce qui concerne la décoration intérieure, il fut fait appel aux meilleurs artisans et artistes du moment, tant bordelais que parisiens. Antonin Daum (verrerie et cristal), Lucien Cazieux (décorateur). Les sculpteurs Gaston Schnegg et Robert Wlerick, les peintres Jean Dupas, Jean Artus, Emile Brunet, Pierre-Louis Cazaubon, le ferronnier Edgar Brandt, le céramiste René Buthaud, les sculpteurs Edmond Tuffet, Gabriel Rispal, Alexandre Callède etc …..
- Pierre Ferret et Henry Frugès
- L’architecte Pierre Ferret (à gauche) et Henry Frugès (à droite)
Pierre Ferret …
Pour réaliser son projet, Frugès avait besoin d’un architecte expérimenté mais détaché de la routine et ouvert à ses idées. Il le trouva en la personne de Pierre Ferret. Lorsqu’il entra en relation avec Frugès, Pierre Ferret venait de se faire remarquer en construisant pour son propre usage, avenue Carnot, une maison qui faisait figure de manifeste en faveur d’une nouvelle architecture domestique (1910). Il y avait appliqué des idées qu’il résumera en 1925, dans un texte fondateur du modernisme bordelais. Il y invite ses compatriotes à « combattre l’esprit de routine qui est synonyme d’impuissance » et à renoncer « aux pastiches du passé et en particulier du XVIIIème siècle ». Il les exhorte à abandonner « cette paresse de l’esprit qui ne veut pas faire un effort pour comprendre les formules nouvelles » et à accepter « des formes nouvelles basées sur des nécessités de convenance et de construction ».
Récusant à la fois les excès du mauvais goût académique, « l’hystérie » de l’Art nouveau, « les formes primaires » et « l’indigence » du modernisme radical, il célèbre en référence à Paul Valéry (Eupalinos ou l’Architecte), les valeurs éternelles de l’architecture grecque « tout imprégnée de logique, de clarté et de vérité ». Les valeurs et le ton de Frugès incarnés par Ferret vont donner lieu à une collaboration harmonieuse et efficace.
En 1928, Pierre Ferret contribuera de façon décisive à la création de l’école régionale d’architecture dont il assurera la direction jusqu’en 1942.
- Maison Frugès à Bordeaux
- Intérieur Maison Frugès à Bordeaux
Une expérience d’art total …
Si bien sûr le « palais idéal » n’existe pas, l’hôtel Frugès apparaît aujourd’hui comme un chef d’œuvre unique qui rend compte d’une synthèse des styles entre Art Nouveau et Art déco.
L’hôtel Frugès situé 63 Place des Martyrs de la Résistance (anciennement Allées d’Amour) appartient à la famille des luxueuses résidences que firent réaliser les grands bourgeois industriels, tant à Paris, qu’à Barcelone, à Vienne ou à Nancy et dans toute l’Europe ….
Sa place à Bordeaux reste exceptionnelle et sans autre exemple, il s’agit dans cet esprit d’une expérience d’art total tentée par un mécène audacieux et un architecte soucieux d’accompagner le courant de l’architecture nouvelle.
Comment ne pas conseiller à tous ceux que l’Art nouveau et les Arts en général intéressent, la lecture du livre de Robert Coustet : « L’hôtel FRUGES à Bordeaux ». Les photographies de Michel Dubau viennent compléter on ne peut mieux, les travaux très complets et passionnants de l’auteur de ce livre.
L’HOTEL FRUGES à Bordeaux ROBERT COUSTET.
PHOTOGRAPHIES DE MICHEL DUBAU
ISBN 978-2-36062-214-6
- L’Hôtel Frugès à Bordeaux (le festin)
- de Robert Coustet et photographie de Michel Dubau
Après le 10 août 1938, date à laquelle Frugès signa l’acte de vente de l’hôtel, celui-ci connut des fortunes diverses, un lent déclin commença, le mobilier fut dispersé et en partie détruit lors du bombardement de Royan en janvier 1945. Vendu à de nouveaux propriétaires en 1984 et 1999, il fut alors restauré et entretenu avec soin. Définitivement sauvé par son inscription globale sur la liste des Monuments historiques par arrêté du 2 octobre 1992, il est depuis ouvert au public lors des journées du Patrimoine.
Une création bordelaise, certes ouverte aux influences extérieures, mais malgré tout singulièrement bordelaise tout en étant pour l’époque en rupture avec le « bon goût » régnant alors dans notre cité. ….
Ecrit par Dominique Mirassou