Bordeaux

Une audition qui laisse sans voix : « La Vénus à la fourrure », au Théâtre des Salinières

Thomas Novachek (Jean Mourière), modeste metteur en scène new-yorkais, désespère de trouver celle qui interprétera le rôle féminin dans « La Vénus à la fourrure », pièce qu’il a adaptée d’après le roman – du même nom – de Sacher Masoch, auteur sulfureux du XIX ème siècle ayant donné son nom au masochisme. Alors que la journée de castings se termine et qu’il s’apprête à s’en aller, une curieuse candidate insiste pour faire un essai. Son nom n’est pas sur la liste, son allure « vulgaire » et ses attitudes ne plaisent pas à Thomas, mais elle insiste et le metteur en scène finit par céder, quoique peu convaincu par l’utilité de cette tentative.



Vanda (Marlène Ganchou) se métamorphose de manière soudaine : de jeune femme peu subtile et dépourvue de sensibilité littéraire, mâcheuse de chewing-gum ponctuant toutes ses phrases par des « genre » et débarquant en porte-jarretelles et en vinyle pour passer l’audition, démontrant une vision très stéréotypée voire étroite du masochisme, elle devient, dès lors qu’elle se met à jouer, une jeune femme charismatique et subtile au port de tête altier et aux gestes sûrs et grâcieux. Mais qui est donc cette mystérieuse femme qui porte le même nom que le personnage pour lequel elle postule, qui dit ne pas avoir lu la pièce mais la récite progressivement de mémoire et qui ne cesse de surprendre Thomas, tant par son jeu que par ses remarques sur le texte et ses réactions parfois très surprenantes ? Peut-être Thomas, l’homme de lettres, l’auteur, s’est-il un peu rêvé Pygmalion face à cette Vanda aux airs d’Eliza Doolittle qui révèle très rapidement son potentiel de comédienne. Mais finalement, qui façonnera qui ? Comment vont se distribuer les rôles ? Thomas obtiendra-t-il ce qu’il souhaite ? Et que souhaite-t-il, au fond ?

Thomas Novachek est un intellectuel taciturne, méprisant, élitiste ; il a lu le texte de Sacher Masoch en allemand et son intérêt pour la littérature allemande du XIXème siècle lui confère un caractère très faustien face à cette jeune femme qui l’invite à aller toujours plus loin par amour de l’art, de la vérité, de la passion, allant jusqu’à lui proposer un étonnant contrat… Au-delà de l’occasion de découvrir un auteur majeur – et pourtant trop souvent oublié – du XIXème siècle, la pièce nous invite à questionner l’art. Un.e artiste peut-iel écrire ou montrer à voir ce qu’iel n’a pas connu ? Vanda peut-elle jouer Vanda sans aucune compréhension du texte de Sacher Masoch ? Quelle part de soi met-on dans la création ? Alors que le comédien et metteur en scène (Jean Mourière) interprète Thomas Novachek, metteur en scène devenant également, au fil de la pièce, comédien de sa propre création, le rôle de chacun.e dans la création artistique est interrogé. Thomas Novachek choisit de mettre en scène car il en a assez de se sentir trahi par les mauvaises mises en scène de ses textes et Vanda l’encourage à jouer lui-même le rôle masculin, puisqu’il le comprend si bien. Mais que connaît-il vraiment ? Que maîtrise-t-il ? Mettre en scène ou jouer va au-delà d’une simple appréhension intellectuelle d’un texte. Mais alors, qu’est-ce qui nourrit un personnage ? Que manque-t-il à Thomas, pourtant si brillant intellectuellement, mais que Vanda possède et qui lui permet d’interpréter son personnage avec tant de justesse ? Entre Vanda et Thomas, c’est un perpétuel balancement entre intellectuel et charnel, pulsions et analyse. Mais finalement, les réflexions les plus fines ne surgissent que rarement là où on les attend. C’est également un jeu de pouvoirs, dont il faut relever la qualité de mise en scène : aucune longueur, une tension dramatique qui tient en haleine du début à la fin. Le jeu est subtil, de petits clins d’œil sont glissés çà et là. Saluons au passage la qualité de jeu des deux comédien.ne.s. Alors que Jean Mourière campe un personnage vivant des émotions à leur paroxysme, totalement chaviré par ce que cette femme étrange lui fait traverser, Marlène Ganchou interprète la comédienne et son rôle simultanément, passant des « ouais, genre » contemporains aux manières nobles du personnage de Sacher Masoch avec aisance et talent.

Le jeu est d’autant plus subtil que rien n’est souligné. Le désir est esquissé de l’intérieur, nul besoin d’insister. Roland Barthes écrivait : « C’est l’intermittence qui est érotique […] la mise en scène d’une apparition / disparition. » On retrouve cette même subtilité dans les choix de mise en scène, où la discrétion, l’intériorisation est touchante, sensuelle, et permet à la pièce de gagner en tension et en efficacité. Thomas est pudique, retenu, il lutte et pense à sa fiancée comme à une bouée de sauvetage pour le ramener vers le monde qu’il maîtrise – le monde des idées, et tant pis pour la vérité, tant pis pour l’érotisme et la découverte de soi. Tout cela, Jean Mourière l’incarne à merveille. Et c’est là où la pièce, pleine de petites pépites d’ironie, est ingénieuse : alors que Vanda était arrivée à l’audition en porte-jarretelles et tenue de vinyle, démontrant la vision stéréotypée que certain.e.s peuvent avoir du sado-masochisme, l’histoire nous révèle progressivement de véritables pulsions, qui n’en ressortent que plus fortes par la sobriété de jeu des comédien.ne.s. Et cet érotisme, le public en est le voyeur. Vanda, agacée par le comportement du metteur en scène, lui dit que s’il comptait simplement regarder par le trou de la serrure cela ne sera pas si simple, et qu’il sera impliqué, qu’il le veuille ou non, dans le petit jeu qu’il a voulu lancer en pensant maîtriser. Nous-mêmes, public, nous retrouvons impliqué.e.s, spectataires de cet érotisme, regardant « par le trou de la serrure » et, d’une certaine manière, actant.e.s. Les choix scénographiques – un théâtre, décors démontés, un jour d’audition – permettent d’ébrécher le quatrième mur, juste ce qu’il faut – là encore avec subtilité, pour que le public voie à travers et puisse endosser le rôle du voyeur. En s’attaquant à La Vénus à la fourrure de Sacher Masoch, Thomas s’en est pris à bien plus qu’un monument littéraire. Pour rester au XIX ème siècle, Flaubert écrivait : « Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains. » Et c’est bien ici le cas. Cette Vénus, que Thomas souhaitait déshabiller intellectuellement en tout impunité, laissera son empreinte sur Thomas, et probablement sur nous aussi, public.
Création Théâtre des Salinières
Mise en scène : Jean Mourière
Texte : David Ives
Adaptation : Anne-Elisabeth Blateau
Comédien.ne.s : Marlène Ganchou et Jean Mourière
Déconseillé aux moins de 16 ans

Ecrit par Claire Poirson


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