Bordeaux
Les 20èmes Rencontres Cinématographiques "La Classe Ouvrière, c’est pas du Cinéma" ont débuté ce mardi 13 février, avec pour premier sujet le travail de mémoire en Amérique Latine. Après la diffusion de deux documentaires, Sophie Daviaud, maître de conférences à Science Po Ex, Rafaël Lucas, maître de conférences à l’université de Bordeaux et Franck Gaudichaud, professeur à l’université de Toulouse ont animé une table ronde au Musée d’Aquitaine.
Affronter le passé pour construire l’avenir, voilà le fil conducteur de cette première journée. Mais de quel passé parle-t-on ? Le premier documentaire, El Diario de Agustín, réalisé par Ignacio Agüero en 2008, rappelle la responsabilité des médias, et notamment celle du groupe de presse El Mercurio, dans la désinformation et la propagande qui ont alimenté la dictature de Pinochet. "On le voit dans ce documentaire, ceux qui ont travaillé avec lui campent sur leurs positions, encore aujourd’hui. 40 ans, 50 ans après, ils ont toujours la conscience tranquille", commente Sophie Daviaud, maître de conférences spécialisé dans les phénomènes de violence en Amérique latine et les droits de l’homme en Colombie. Après le coup d’État qui renverse le gouvernement de Salvador Allende le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, alors chef de l’armée de terre, prend le pouvoir du pays. S’en suivent de longues années de gouvernance autoritaire et conservatrice, durant lesquelles naît un Chili néolibéral, ponctué par des répressions violentes, poussant des milliers de Chiliens à s’exiler, notamment vers la France et particulièrement à Bordeaux.
- Rafaël Lucas et Sophie Daviaud participe à la table ronde animé par Françoise Escarpit
Ce n’est qu’en 1990 que le Chili transitionne vers la démocratie, à la suite du référendum de 1988. "Aujourd’hui, il y a encore 1000 procès. Mais les peines sont très légères, voire dérisoires. La justice n’avance pas véritablement", rappelle Franck Gaudichaud, professeur des universités en histoire et études des Amériques Latines contemporaines. Le Chili d’aujourd’hui reste contradictoire : d’un côté, les luttes sociales sont de plus en plus fortes entre les mouvements féministes et les peuples autochtones qui continuent de revendiquer leurs droits. De l’autre, l’extrême droite n’a jamais été aussi forte depuis la dictature. "Il y a une réactivation d’un imaginaire réactionnaire. L’extrême droite pinochetiste diffuse des discours anti-migrants, conservateurs et antiféministes", déplore Franck Gaudichaud.
- Projection du documentaire El diario de Agustín réalisé par Ignacio Agüero
C’est un phénomène également constaté au Brésil, qui a connu une dictature entre 1964 et 1985. "L’héritage de cette dictature, c’est que la police fait ce qu’elle veut", interpelle une personne du public. "Je suis étonné que le peuple brésilien ait pu voter pour Bolsonaro, après ce qu’ils ont vécu", ajoute Rafaël Lucas, maître de conférences à l’université de Bordeaux. Le second documentaire diffusé au Musée d’Aquitaine traite justement des bavures policières commises au Brésil. Sete anos em maio , réalisé en 2019 par Affonso Uchôa, est un quasi monologue d’une victime de violence policière que personne n’écoute. "C’est une réflexion sur comment un fait violent peut vous stopper dans une vie. C’est aussi une réflexion sur la justice", précise Sophie Daviaud. Comment explique-t-on alors que 40% des Brésiliens soient prêts à voter Bolsonaro ? "Je pense qu’ils sont nostalgiques par rapport à l’ordre et au progrès. J’ai moi-même vécu la dictature, et beaucoup de personnes n’ont pas de conscience politique, ils veulent juste une voiture et un travail", explique Maria, membre du public.
- Franck Gaudichaud participe à la table ronde en visioconférence
Il y aurait donc chez certains une forme de nostalgie de la dictature, dont ils garderaient un souvenir rassurant. Mais la mémoire des violences quotidiennes laissent également une trace amère. En 2016, le gouvernement colombien envisage de signer des accords de paix avec les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) afin de mettre fin au conflit armé. Mais cette proposition est rejetée par référendum. "Cette guérilla s’est beaucoup détournée de la politique pour laisser place au narcotrafic. Les Colombiens ont eu du mal à accepter que cette organisation puisse siéger au Sénat. C’est un peuple qui a beaucoup souffert", éclaire Sophie Daviaud. Alors quand est-ce qu’un état peut avancer ? La Colombie a instauré un nouveau système, une juridiction à mi-chemin entre la justice pénale et la justice restaurative, dans le but de réaffirmer la signification de la justice. ."On ne viendra jamais à bout des violences avec la loi du Talion. On commence à avancer lorsqu’il y a une demande de vérité", conclut Sophie Daviaud.
Ecrit par Laurie Marin