Bordeaux
"Lettre d’une Bordelaise fatiguée à ses concitoyen.ne.s à la veille d’un scrutin historique" que nous publions car ce cri du cœur nous est apparu salutaire au moment de prendre certaines décisions qui nous concernent directement.
Je vous écris depuis le bord du ring ultra testostéroné de la politique telle qu’elle se pratique à Bordeaux. J’ai aménagé pour ce faire une fragile anfractuosité dans le mur du silence en général imposé aux femmes. Je ne suis pas certaine d’arriver jusqu’au bout de ce que je dois vous dire – il y a l’enfant décrocheur que j’élève seule, les dossiers rapportés du bureau, les courses, les factures à payer, etc. Et dans le temps qu’il reste, quelques engagements citoyens, féministe et écologiste pour ne citer que ceux-là. Je suis harassée. Je me demande parfois s’il faut établir un lien entre le niveau de testostérone engagé sur le ring et mon état de fatigue… c’est une hypothèse à considérer activement. C’est dire que j’écris d’un point de vue pour ainsi dire improbable sur le papier glacé des journaux mainstream et dans l’espace archi convoité des tribunes généralement réservées aux hommes - aux hommes légitimes (entendre aux hommes couillus et plutôt blancs). Je vous écris donc d’un point de vue qui ne sait à quelle tradition se relier mais qui sait par avance que sa voix sera déconsidérée. Tant pis. Je vous écris quand même. Parce que je suis saisie d’effroi et que j’en ai assez. Et que je n’entends pas garder pour moi tout ce que j’ai dans le ventre, ça me tord les boyaux, il faut que ça sorte !
Donc voilà.
Au moment où tous les indicateurs du dérèglement climatique sont dans le rouge, où les experts du GIEC* réévaluent leurs projections pour 2100 à + 7° C (ce qui veut dire – j’y insiste parce que je ne suis pas sûre que ce soit clair pour certains de mes concitoyens – qu’après-demain, il n’y a plus de vie sur Terre. Je répète : à ce train-là, en 2100, il n’y a plus de vie sur Terre), où on a enregistré au mois de mai dernier 35° C en Sibérie (en Sibérie, pas à Sidi Bou Saïd, d’accord ?), où le permafrost fond (libérant au passage je ne sais combien de virus plurimillénaires… susceptibles de provoquer combien de nouvelles pandémies, qui le sait), où les océans deviennent acides, où les arbres souffrent de stress hydrique au point qu’ils se meurent (en Pologne, en Allemagne, dans le Jura et bientôt dans les Landes), où plus de 320 espèces de vertébrés se sont éteintes du fait du changement climatique et de la destruction de leur habitat, où la désertification des sols et les conflits jettent sur les rives de la Méditerranée des colonnes de migrants venus d’Afrique sub-saharienne ou d’Orient aspirant à une vie meilleure en Europe, au moment donc où la litanie de ces catastrophes, toutes directement liées aux comportements humains, se fait on ne peut plus pressante, etc., à Bordeaux, en juin 2020, à droite, on continue de se trémousser en polo Ralph Lauren sur les roof top au son de David Guetta ; à l’extrême gauche, on fourbit dans l’allégresse du Grand Soir les arguments de l’anthropophagie politique ; et de toutes parts dans ces états-majors de campagne, on se gausse des hurluberlus tout de vert habillés qui sont assez tenaces pour tenir le seul cap qui vaille au regard de l’urgence, à savoir celui de la bascule vers l’écologie sociale à l’échelle d’une ville.
On pourrait penser qu’à ce stade très avancé de notre trajectoire mortifère, et tandis que nous nous tenons si près du gouffre, on sifflerait la fin de la récréation et qu’on se prendrait à être un peu sérieux afin d’imaginer un scénario de rupture susceptible de laisser quelque chance de survie à nos enfants et, pourquoi pas, aux enfants de nos enfants. Oui, face à nos vulnérabilités soudain révélées à la faveur d’une pandémie, on se prend à rêver à un sursaut qui pourrait conduire à la manifestation d’une forme inédite de dignité du présent, laquelle se traduirait, par exemple, dans des pratiques renouvelées de conquête du pouvoir. Bref, on se dit, tiens, voici que le moment est venu de faire vraiment, humblement, de la politique, c’est-à-dire de reconfigurer le jeu, dans le sens du bien commun, et de poser les conditions pour se doter d’un mode de gouvernance qui s’attache à perpétuer la vie. Mais non. Non, à Bordeaux, n’en déplaise à Montesquieu, on ne fait pas de politique. À Bordeaux, on a décidé de faire de la nécropolitique, selon la formule d’Achille Mbembe. À Bordeaux, on n’aime rien tant que la mort. Et donc, à la différence d’autres villes de la Métropole**, à Bordeaux, on perpétue la logique de la confrontation à outrance. Avec, en maître des cérémonies, la tête de liste de Bordeaux en luttes (Philippe Poutou himself).
Voyez-vous, à Bordeaux, on mesure le courage à la grosseur des glandes qui pendent entre les jambes des garçons, vous voyez lesquelles ? Je m’explique. À Bordeaux, on pense qu’il est encore temps de les poser sur la table. On dit que ça pose le candidat. On pense encore que les fanfaronnades virilistes, les bravades à la mode gasconne bien-de-chez-nous sont toujours à l’ordre du jour, et qu’il est encore temps. Et c’est ce qui explique que l’on se permette de dire à la presse ce qu’on ne cesse de répéter partout dans les couloirs depuis des mois : « Si Pierre Hurmic était venu (pour négocier une alliance, ndlr), nous aurions eu le plaisir de dire non ».
Oui. Nous en sommes là.
Autant dire qu’au sein des équipes en question, on a décidé de creuser notre tombe sous les dalles bien serrées de la place Tourny. Ou peut-être celles de Pey-Berland.
Vous avez le choix. La ville enterre gratis.
A Bordeaux en effet, après 73 ans d’hégémonie sur la ville, des héritiers de droite, mués en vieux rois de pacotille négocient leur propre prorogation aux affaires, à coups de tours de passe-passe venus d’états-majors parisiens, d’alliances de copains et de coquins (comme en témoigne l’alliance contractée in extremis par le maire sortant LR avec le candidat LREM) et de pratiques de campagne illicites (pour lesquelles, tout de même, le candidat Florian a été assigné en référé le 22 juin, soit à 6 jours du scrutin du 2 ème tour). Tout soudain, par un coup de baguette magique, opportunément aligné sur la livraison des 150 propositions de la Convention citoyenne pour le climat, ces mêmes rois se découvrent un goût subit pour l’écologie, reverdissent vite vite leur programme, au prix de larges copiés-collés puisés au programme de la liste écolo Bordeaux respire, et se prennent d’amour pour les arbres. Et pourquoi pas les oiseaux. On pourrait être tenté d’y croire si, à force de démesure et de suffisance bouffie, au long d’années d’impéritie, la ville ne s’était dotée d’infrastructures inutiles telles le stade Matmut, hypothéquant lourdement les finances municipales en même temps qu’elles artificialisaient dangereusement les sols. On pourrait se laisser prendre à cette ritournelle séduisante si, en quelques années, la ville n’avait été livrée à la prédation immobilière la plus âpre, comme en témoignent les chantiers des Bassins à flots, Bastide Niel et Euratlantique (rappelons que l’ensemble de ces programmes juteux représente à terme la bétonnisation de l’équivalent d’un tiers du Bassin d’Arcachon). Oui, on serait tenté de se laisser séduire si, au motif de réhabiliter une place, les mêmes rois de pacotille n’avaient signé l’abattage abusif de 18 marronniers sains sur l’emblématique place Gambetta, au centre-ville, un matin de novembre 2018. Pour le dire autrement, à trop guigner le classement de Lonely Planet, à force de pécher par orgueil, de gentrifier et d’exclure, la modélisation de la ville se retrouve totalement dé-corrélée du vivant. Conséquence : la ville se prend dans la figure un mouvement de Gilets jaunes massif. Comment s’en étonner ? Quand, de toute évidence, la trajectoire sur laquelle nous nous situons non seulement accroît les inégalités, mais nous conduit droit dans le mur. Les mêmes qui ont ourdi ce modèle, pense-t-on sérieusement qu’ils puissent imaginer d’en changer ? Quand se pose la question de rapports consanguins avec les entreprises locales du BTP. Le croit-on vraiment ?
Personnellement, j’ai cessé de croire au père noël. Je suis lasse des éléments de langage que l’on me bassine dans un unique objectif de communication électorale. Je suis fatiguée de la mascarade bien rodée de comités de quartier qui entérinent les décisions de l’exécutif, quel que soit l’avis des citoyens. Je suis lasse de ces enquêtes publiques qui n’ont de public que le nom. Je suis fatiguée de cette démesure urbaine et de cette schizophrénie. Je suis épuisée de devoir donner le change face aux enfants, m’appliquant au prix d’efforts surhumains à leur montrer le masque enjolivé de l’espoir tandis qu’il est déjà fort tard, parce que des personnalités politiques qui n’ont pas voulu voir les problèmes confisquent honteusement la démocratie depuis des décennies et s’apprêtent à se l’accaparer encore et encore. J’en ai assez d’être prise en otage par cette nécropolitique.
J’aspire à une politique qui sanctuarise le vivant et respecte enfin la démocratie. J’aspire à une politique qui soit co-construite avec l’aide de tous et toutes. Qui prenne soin de tous et de toutes. J’aspire à une ville résiliente capable d’affronter les problèmes de demain et même d’après-demain.
J’ai besoin que l’on comprenne ceci que l’espoir que l’on peut éventuellement insuffler dans la psyché d’un enfant ne peut simplement pas se marchander sur le coin d’une table, entre la poire et le café, à la faveur d’un troc sur la présidence de la Métropole ou quelque charge qui durcirait le membre entre les jambes de ces messieurs les candidats. Ce n’est tout simplement plus possible.
Cet espoir, s’il existe, nous oblige. Oui, la possibilité de cette lueur d’espoir dans le visage d’un enfant nous oblige. Elle nous oblige absolument. Totalement. En tant qu’adultes responsables, collectivement placés dans une situation où on peut la faire surgir, nous avons le devoir historique de tenter de toutes nos forces de faire éclore cette lueur.
Sandra B., citoyenne éco-féministe résidant à Bordeaux
* Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
** Dans trois villes de la Métropole bordelaise, à Villenave d’Ornon, à Pessac, à Saint Médard-en-Jalles, en revanche, des alliances au sein de la gauche ont été réalisées.
(Nous avons reproduit le texte original avec ses césures, son souffle et son rythme et nous nous sommes permis d’ajouter quelques images que nous avons voulu illustrative. La Rédaction)
Ecrit par La rédaction